La nouvelle est lancée

Le règne animal

 

1

Le visage endormi, je somnole bercé par le rythme du wagon. En face de moi, une dame triture l’écran tactile de son smartphone. La quarantaine, son maquillage couleur perroquet exotique me vole un sourire. Un voyage en train vous plonge dans un bain de diversité, on oublie souvent à quel point l’être humain cultive sa propre différence.

Huit heures cinq, j’arriverai bientôt dans la capitale. Nous pénétrons dans un réseau souterrain. Je baille à m’en décrocher la mâchoire. J’ai les cheveux bruns que je fixe avec du gel. Ils s’accordent parfaitement avec mon regard noisette et ma barbe de trois jours.

Un sursaut général, la tension fouette les passagers lorsqu’un bruit lointain claque, une déflagration puissante. Le crissement des roues sur les rails d’acier me déchire les tympans. Je n’ai pas le temps de comprendre que le train freine en urgence. Propulsé sur le siège d’en face, je m’avachis sur la dame peinturlurée. Autour de moi, tout n’est que brouhaha confus, mélange de cris, d’angoisses et de plaintes. Les voyageurs écrasés les uns sur les autres hurlent de panique. L’extérieur est plongé dans l’obscurité, seul l’éclairage des compartiments nous procure de la lumière.

Je me redresse, m’excuse et vérifie la condition de la dame. Elle devrait s’en remettre. Je me colle ensuite à la fenêtre, le tunnel ne me dévoile rien. Soudain, deux nouvelles déflagrations se font entendre, beaucoup plus proches cette fois. D’instinct, un mouvement de recul me pousse en retrait. La terreur s’empare de nous tandis que les baffles du train crachent  une annonce monocorde.

–              Chers passagers, nous avons dû nous arrêter en urgence. De plus amples informations vous seront communiquées dès que possible. Dans l’attente de pouvoir redémarrer, nous vous prions de bien vouloir rester assis et de patienter dans le calme.

Un peu plus loin dans la rangée de siège, un adolescent se lève en soulevant son téléphone.

–              C’est un attentat. Ils ont fait sauter la gare !

Le mouvement de panique est incontrôlable. Le bouton d’urgence enfoncé libère une sirène assourdissante. La foule se comprime vers les portes métalliques en cours d’ouverture. Libérés, nous nous enfonçons en masse dans le tunnel obscur. À nouveau une annonce :

–              Veuillez rester à l’intérieur des wagons ! Tout contrevenant s’expose à d’importantes amendes. Vous mettez en danger votre vie ainsi que celle des autres usagers.

La mise en garde à l’effet d’un Pampers sur une lance incendie. Je m’extirpe hors du compartiment, dans un conduit faiblement éclairé. L’air suffoquant me brûle les poumons. Au loin, en direction de la ville, des flammes orangées dansent dans un ballet meurtrier. Des odeurs de combustion emplissent mes narines. Nous devons regagner l’air libre et vite ! Suivre le mouvement, longer la paroi de béton, de plus en plus vite, de plus en plus oppressés. Courir ! Je trébuche ! NON ! On m’écrase la cheville, le mollet, la cuisse, le dos…

–              NON !

Je hurle de douleur. Un individu se prend les pieds sur mon corps et s’étale devant moi. Lui aussi se fait piétiner. Soudain, des bras puissants me relèvent. Rétabli, la tête me tourne. Je voudrais remercier mon sauveur musclé mais le mouvement de foule est trop fort. J’avance, j’arrive devant  cet autre homme, celui qui a trébuché devant moi. Je me cambre autant que possible et lance mes bras pour le relever. Derrière, la cohue me bouscule. J’arrache les dernières forces dont je dispose pour soulever les épaules abandonnées. Je le sens se redresser et se rétablir. Je peux poursuivre le mouvement.

En sueur, je ne comprends pas ce qu’il m’arrive. Une mauvaise fiction, un cauchemar couleur suie et au goût de cendre m’ensevelit. Ce matin, j’allais à l’université comme tous les autres jours. À présent, je suis au milieu d’une foule en panique. Cette diversité apparente, si flagrante dans le train, s’est complètement effacée. Le paraître ne compte plus, nous nous ressemblons tous devant la peur.

Je cours, je galope, je joue des coudes. À bout de souffle, la lumière se révèle. Dans le noir, un arrondi de clarté se dessine à l’horizon tel un soleil au bout du tunnel.

2

Mon père possède un instinct hors du commun. Il a anticipé les choses et a préparé notre fuite. Pour ne pas alarmer maman, le prétexte d’un week-end « nature » est venu sur la table de la cuisine, quelques jours avant l’incident. Serge n’est pas du genre à faire de surprises. Il est néanmoins bon et porte dans son cœur le souci de l’autre. Nous nous sommes donc laissé faire sans trop de questions. Sur la liste des invités : « ma femme, mon frère, mes beaux-parents et pour le plus grand plaisir de mon frère, ma belle-sœur.

Le matin du départ, les  faciès virent au déconfit lorsque nous découvrons les invités « surprise » de papa. Karl et tonton Michel passe encore. Mais le voisin ?! Marcial !!! Ce rebus alcoolique porte le même pull vert foncé toute l’année. Sa silhouette déformée par un ventre protubérant inspire le dégoût. Il doit subir une ponction gastrique mensuelle, sous peine d’insuffisance hépatique.

Il émane de lui le son continu de sa mastication permanente. Ses trois derniers chicots le forcent à ruminer des heures durant. Il est gentil mais il pue la bouffe pour chien. Mon père a toujours eu le cœur charitable, mais là… C’en est de trop pour ma mère.

–              Il n’a simplement RIEN à faire avec nous !!!

Son front rouge colère se barre d’une ride horizontale tandis que son cou se crispe pendant tout le trajet, comme si on lui avait servi un pot de chambre en guise de camarade.

Une aura de « non-dits » enrobe mon père. Cette remorque bâchée remplie de caisses pique notre curiosité. Karl et tonton Michel roulent quant à eux dans une camionnette de location. En bout de convoi, Marcial nous suit dans son tas de ferraille rempli à la manière d’un brocanteur. L’interrogation est totale, tout comme le basculement à venir.

*

Le taureau broute d’une mastication machinale. La mire se cale entre l’épaule et le cou. Mon père vise le bovin comme s’il mettait en joue un sanglier, ce ne doit pas être si différent après tout. Il a sélectionné avec soin son plus gros calibre, du 9:3. À l’entrée, la balle s’insèrera dans la chair pour créer un trou pas plus grand qu’une bille.  À la sortie, elle deviendra une véritable balle de tennis de viscères et de muscles arrachés.

Mon frère et moi observons la scène, en retrait près de la voiture. Mon père, sûr de lui, bloque sa respiration. Le doigt exerce sur la détente une légère pression. La détonation claque, la large carrure de mon père absorbe le recul de la crosse. Le verdict tombe, la bête s’écroule.

–              Ouais !

Mon frère exulte de joie. Épais comme un buffle, j’ai toujours jalousé sa ressemblance avec papa. Sa carrure et son visage carré dont les traits fins contraste avec le reste, lui donnent une allure fière, presque noble.

Mon frère et moi nous serrons dans les bras, il y aura de la viande ce soir.

Le regard clair de Serge sourit, comme à chaque fois qu’il voit ses fils heureux. Il pointe le canon fumant vers le sol et lisse ses moustaches couleur châtaigne d’un geste maitrisé.

Soudain, un détail met ses sens en alerte, un léger mouvement, une patte tremble. C’est peut-être un simple réflexe, rien de plus, ou alors, le signe que le taureau n’est pas mort. Il s’est dangereusement rapproché de la bête jusqu’alors paisible. Si elle se relève, il fera face à une furie de huit cent kilos.

Il hésite, il ne reste qu’une balle dans la chambre, un seul coup à tirer.  Recharger octroierait un second tir, mais le laisserait sans défense pendant un court moment. Sans se retourner, il m’adresse la parole. Je reconnais à son ton, l’imminence du danger.

–              Gamin ! Prends l’autre fusil.

Je me rue vers la voiture. Déjà, l’animal se remet sur ses pattes tremblantes, un mélange d’écume et de sang file de sa bouche. Les yeux dilatés brillent, animés de folie sanguinaire. D’un bond, il charge. Le chasseur expérimenté réagit en quelques dixièmes de seconde. D’un geste sûr, il relève le canon et le met en joue. Il lui colle une balle en plein front. L’impact stoppe la bête à quelques mètres de mon père mais elle ne tombe pas. Désorientée, elle titube sous les regards incrédules. À y regarder de plus près, le front est intact à l’exception d’une légère marque, un faible creux. Serge murmure pour lui-même :

–              Nom de Dieu, elle a ricoché.

La bête secoue la tête, le chasseur voit dans les yeux du taureau son reflet empalé. Elle rue, il plonge, le taureau vire mais sa blessure au cou, l’empêche d’effectuer un virage complet. Elle percute néanmoins la jambe d’un solide coup de patte. Serge hurle. Étendu, il se cramponne à son arme mais n’arrive pas à se relever. La bête fait un demi-tour rapide, Il n’y a aucun doute, elle va lui donner le coup de grâce, l’achever, le piétiner. Le chasseur ôte les douilles vides qu’il tente de remplacer par de nouvelles.  Trop tard, l’animal commence son ultime charge. Deux coups de feu claquent.

Je loge deux balles dans le flanc de la bête avant qu’elle n’atteigne mon père. Les impacts la heurtent en plein dans l’épaule. Le choc la déstabilise mais elle ne tombe pas, les muscles sont bien trop épais à cet endroit. Le taureau tourne sur lui-même à la recherche de sa proie pour la défoncer, la labourer, lui faire manger l’herbe. Dans sa vision rouge sang, deux yeux étranges le regardent. Des orbites d’acier juxtaposées mirent dans sa direction. Les canons de mon père crachent deux coups successifs. Le tir est bien ajusté, les organes vitaux sont cette fois déchirés. La bête s’écroule, pour de bon.

*

La découpe est une véritable horreur, à faire vomir un boucher. Les couteaux se sont vite émoussés sur le cuir et l’imposante couche de graisse. Nous sommes couverts de sang, de boue et sans doute de bouse. J’ai l’impression de nager dans un intestin frais.

L’après-midi avance, nous stagnons. Il est impératif de la couper en quatre ou en cinq sans quoi nous n’aurons pas la force de l’amener dans la remorque. Serge boite jusqu’au coffre de la voiture, son genou le fait atrocement souffrir. Il y a peu, il se serait rendu aux urgences pour consulter un spécialiste mais cette période est révolue. Le paradoxe de la chance, c’est d’en prendre conscience quand elle est passée. D’un geste de colère, le long couteau émoussé valdingue dans la boite à outil.

Son regard se pose sur un bac en pvc duquel jaillit une lame dentée. Il hoche doucement la tête.

Quelques minutes plus tard le moteur deux temps déchire le silence de la plaine verdoyante. Au milieu du pré, Serge lève la tronçonneuse. Par la porte ou par la fenêtre, il ramènera de la viande pour sa famille.

Mon frère et moi nous glissons sous la patte et la soulevons à la manière des culturistes. Des excréments s’échappent de la bête par à-coups comme si chaque mouvement effectuait une pression suffisante sur les intestins.

Mon père plante la lame dans la bête et  nous asperge de copeaux de chairs sanguinolentes. Le résultat est infâme, ignoble, immonde, honteux, efficace. La bête sera découpée dans l’heure.

3

Le percolateur crache et ronronne au rythme du café qui passe. Il berce la cuisine endormie et l’embaume de vapeurs chaleureuses. Sur la table, nous partageons le déjeuner du chasseur.  Quelques croissants, un café noir agrémenté d’une petite bistouille, un alcool blanc. Ce dimanche, Papa a choisi une « Vieille Pomme », c’est pour mieux viser…

Je ne le sais pas encore mais ce moment figure parmi les derniers bons souvenirs que je chéris avant les événements et la fuite qui les a précédés.

Karl est arrivé à cinq heures trente ce matin. Pour chasser, il faut savoir se lever avant la bête. Il domine la pièce de son mètre quatre-vingt-cinq. Son physique mince, athlétique et taillé dans l’acier, lui donne des allures de légionnaire. Ses yeux perçants renvoient le scintillement d’une souffrance et d’une haine profonde, le résultat d’une enfance sordide à ce que m’a expliqué papa. A la manière des étoiles, l’enfance rayonne encore dans le paysage adulte et ce, même si elle a disparu depuis bien longtemps.

Sur ses bras puissants, des dessins gravés à l’encre amère tracent une ligne du temps correctionnelle allant des maisons de jeunesse aux institutions pour adultes. Amis d’enfance, mon père l’a embauché comme maçon à sa sortie de prison. Si j’ai bien compris, ce travail joue en faveur de son suivi judiciaire.

Ce mec porte en lui autant d’amour que de rage, si il est capable de dévaster l’intérieur d’un bar-tabac sur un coup de colère, il peut aussi se montrer dévoué, reconnaissant et le plus loyal des amis.

–              Alors Lucas, remis de tes émotions ?

–              C’était surréaliste Karl, les gens se piétinaient, la guerre en pleine capitale européenne.

A chaque fois, les évènements me reviennent comme une gifle, je revois la folie collective se répandre telle une contagion pandémique.

–              Ouais et ce n’est pas prêt de s’arrêter, répond le chasseur. J’ai entendu à la radio que de nouveaux attentats avaient eu lieu hier soir à Ankara.

Mon père lisse ses moustaches. Il parle d’une voix rauque, encombrée par un réveil prématuré, comme si ses cordes vocales sommeillaient encore.

–              Si ça s’intensifie, on va commencer à avoir de sérieux problèmes ici.

Karl et moi le regardons interloqués. Il poursuit avec sa voix rouillée.

–              Les autorités répondent à la menace par plus de contrôle.

Il jette un regard vers sa carabine posée près de l’entrée.

–              J’ai reçu une convocation de la police.

Son ami répond d’un hochement de tête.

–              Moi aussi… J’ai entendu dire qu’ils saisissaient les armes.

Mon père affiche ensuite un sourire malsain.

–              Ils ne confisqueront que celles dont ils ont connaissance.

Ils s’échangent un sourire entendu. Mon père se redresse et baille à s’en faire décrocher la mâchoire. Son regard délavé vogue ensuite dans ma direction.

  • Tu es sûr de ne pas vouloir venir avec nous ?

Mes pupilles deviennent aussi noires que les tunnels de la capitale et ma voix résonne de manière étrange :

  • Certain, le rassemblement est prévu pour aujourd’hui et je me dois d’y être…

Une manifestation nationale draine le pays pour le respect des droits civiques. C’est la juste protestation aux décisions dangereuses et irréfléchies du gouvernement. Depuis les attentats, le ministre de l’intérieur fait diligence pour instaurer des lois anticonstitutionnelles, un vrai bond en arrière d’un siècle sur les libertés individuelles. Il agit en réalité sous la pression d’autres nations plus puissantes qui juge notre état trop laxiste. Légiférer dans l’empressement peut avoir des conséquences désastreuses. Étudiant à la fac de droit, je me dois d’être présent.

4

Le genou de mon père ne lui permet pas de conduire. Il m’a refilé la responsabilité du volant. Les coups de feu et le moteur de la tronçonneuse ont sans doute attiré l’attention. J’ai conduit avec toute la prudence de rigueur, tous feux éteints et en privilégiant les petites routes. Mais avec un taureau découpé dans une remorque, la discrétion relève de l’exploit.

L’accès au chalet passe par un chemin de terre abrupt. Véritable piste de moto cross, cette pente est aussi adaptée aux remorques qu’une paire de patin à roulette sur une piste noire. La déclivité glissante avec son herbe humide a failli nous entraîner dans le ravin. J’ai contrebraqué, accéléré et dans une succession de secousses chanceuses, nous ai ramené sur la plaine, au bord de l’étang.

Notre refuge est un ancien relais de pêche. Au bord de l’eau, repose un vaste et solide chalet aux soubassements de pierre et aux bardages boisés. À la façon d’une pipe à l’allumage, les fenêtres rougeoient de chaleur bienveillante et la cheminée renvoie dans le ciel des bouffées grises.

L’hôte, le gros Carlo, pèse dans les cent-soixante kilos pour un mètre septante-cinq. Il transpire en permanence une sueur inodore et une gentillesse véritable. Il dévisage mes vingt et un an.

–              Gamin ! Va dins l’cave, c’el du fond, la clé est d’ssur, choisis.

Douché de frais, je pose mon essuie humide et rougi par les restes de taureau. Le séjour s’éloigne à mesure que j’approche des escaliers empierrés. Une lueur vacillante m’éclaire. Le groupe électrogène procure du courant alternatif deux heures tous les soirs.

Le sous-sol est une enfilade de petites pièces encombrées. Le gîte peut accueillir plus de soixante pêcheurs en concours et possède tout le matériel adéquat. J’avance et dépasse une multitude de trophées, de tableaux, d’ustensiles de pêche et d’outils. L’inventaire complet me prendrait une décennie ou demanderait l’appui d’une armée d’huissiers enragés.

Ce sous-sol est immense, aussi grand que le chalet, je suspecte même qu’il courre jusque sous la remise attenante.

De retour, je lui tends ma sélection. Deux Cortons de 96. Il y avait des crus aux étiquettes plus prestigieuses encore, mais je leur ai préféré le millésime de ma naissance. Il reconnait ses trésors.

–              C’est bien m’gamin.

Il ôte le bouchon, respire, plisse son front gras et y crée un canyon. Le cru est magnifique. Dans la chaleur conviviale de ce chalet, nous préservons, en défi du monde, les vraies valeurs ; la famille, le partage.

Le vin me détends, je ne pense pas aux heures de découpes qui nous attendent dans la remise. Je regarde ma femme, Mélanie. Telle une fleur posée au milieu d’un champ de chardons, elle s’élève pour capter la faible lumière de l’âtre crépitant. Elle rassure au milieu de ce capharnaüm. Je l’observe, le vitrail de ses yeux rappelle l’océan. Ses cheveux blonds tombent sur des épaules musclées. Plus bas, sous sa généreuse poitrine, l’avenir de mon univers sommeille sous son ventre arrondi.

Je suis heureux, je goute pour la seconde fois, je déguste. Mon voisin, Marcial, vide son verre d’un trait. Fier, il affiche un sourire fracassé. Carlo s’énerve.

–              Milliard didjeu Marcial! T’es qu’un buveux d’pisse ! C’est l’dernière fois qu’tu bois avec nous !

Les sourires fleurissent sous le langage ordurier. Soudain, la porte d’entrée s’ouvre à la volée. À l’intérieur, nous sursautons tous. Karl déboule le visage alarmé. Il assurait la garde ce soir.

–              Serge ! Vous avez été suivis…

Mon père me regarde, je baisse les yeux, j’ai pourtant fait très attention. Il porte ensuite son regard vers son ami. Une aura de mort semble émaner du patriarche. Il ne prononce que quelques mots, pour la première fois de ma vie, il me terrifie.

5

Les rues de la capitale sont blanches. Le message a circulé sur tous les réseaux sociaux. Venez nombreux, venez en paix, venez pour soutenir les victimes et envoyer un message à la Terre entière.

Les organisateurs ont prévu un circuit dont la boucle finale aboutit au siège du gouvernement. Les manifestants sont encadrés par de solides cordons policiers et militaires. Cinq cent mille personnes rassemblées sont un festin de choix pour des terroristes en quête de victimes. Vingt mille agents sont déployés pour sécuriser la zone et ses environs. Les fusils mitrailleurs contrastent avec les banderoles blanches. Malheureusement, il faudra s’y habituer, l’un ne va plus sans l’autre de nos jours.

Les forces de l’ordre mises à part, on pourrait qualifier la promenade d’agréable dans les boulevards de la capitale. Les bâtiments à l’architecture travaillée forment une haie d’honneur vers le chemin du gouvernement. Le soleil se joint à nous pour notre plus grand bonheur. Des sourires se croisent, on remarque que les évènements touchent toutes les couches de la population. Des hommes, des femmes de tous âges, de toutes formes, des obèses, des maigrichons, des athlétiques, des chaises roulantes… Les lunettes de stars se mélangent aux souliers usés. Je vois des kipas marcher aux côtés de voiles. J’entends des langues que je ne comprends pas, une diversité incroyable mais un dénominateur commun, la paix.

Midi ! En tête du troupeau, j’observe la ligne d’arrivée, le gouvernement. L’étonnement défigure les organisateurs. Il semblerait qu’un comité d’accueil imprévu nous attende. Une scène érigée sur l’immense parvis gouvernemental nous surplombe. Des barrières sont disposées de manière à « inviter » les manifestants. Des dizaines de journalistes se pressent pour obtenir le meilleur angle. J’entends les organisateurs grommeler.

–              C’est quoi ce cinéma ?

–              Ca m’a tout l’air d’être un coup politique.

–              Si cet enfoiré profite de notre marche pour en tirer une pub électorale, je pisse dans ma gourde et lui envoie en pleine tronche.

–              Du calme Roberto, du calme…

Je fronce les sourcils.

–              Mes chers concitoyens !

Le premier homme de l’État lève un bras charismatique. Les scintillements aux poignets dévoilent des parures élitistes. La scène ressemble à celle des festivals avec ses énormes enceintes stéréo. Un détail jure, le rocker est troqué pour un élu aux allures de banquier. Les manifestants se pressent en masse autour de l’estrade. Elle attend le discours d’une oreille curieuse mais sceptique.

Aux premières loges, une tension palpable monte. Nous devions nous disperser à midi. Au lieu de cela, nous sommes pressés comme du bétail. J’observe aux barrières un solide cordon militaire. Leurs visages ne sont pas rassurants, la situation ne semble pas leur plaire non plus.

–              Notre nation saigne depuis les attentats passés. Il est temps d’agir pour stopper  l’hémorragie !

Il abat son bras tendu sur son pupitre. J’entends un murmure d’approbation s’élever. Le discours prend des accents de propagande, je n’aime pas ça du tout.

–              Nous ouvrons les bras au monde et sauvons de la misère des milliers de réfugiés en dépit d’une économie en difficulté.

Derrière moi, j’entends un homme murmurer: « La misère est toujours là, vous n’avez rien sauvé du tout… » Un autre répond «  Si on arrêtait d’accueillir tous ces réfugiés, nous aurions plus pour nos retraites et nos soins de santé… » Le discours reprend le dessus, l’orateur hurle.

–              CETTE RACAILLE !!! CETTE RACAILLE que nous accueillons nous remercie en posant DES BOMBES dans notre PAYS !

Les mots on l’effet d’une secousse sismique. Je sens un mouvement de foule.  Les militaires commencent à intervenir pour maintenir les gens à l’intérieur du périmètre de barrières. Un détail illogique attire mon attention. Au milieu du cordon des forces de l’ordre, un homme en costume sombre dénote des autres. Il me donne l’impression d’attendre quelque chose. Mon attention est ensuite déviée. Dans la masse, j’entends la discorde, les uns défendent les droits des réfugiés, les autres se radicalisent sous les discours imbéciles.

–              Il est temps d’AGIR ! Il n’est plus question de vivre dans la PEUR ! Je vous débarrasserai de CETTE RACAILLE !!!

Le mouvement de foule devient plus fort, comme si deux courants opposés se rencontraient. Une gourde ouverte au liquide jaunâtre vole en direction du pupitre. Une équipe de garde du corps se jette pour protéger le premier ministre. J’entends quelqu’un qui crie : « Une bombe ! Une bombe ! ». Le cri vient des barrières, où l’homme en costume sombre se tenait. Je regarde dans sa direction mais déjà il tourne les talons. Je vois en revanche les militaires lever leurs armes.

Sur la scène, un officier prend les commandes. Il donne des ordres, on  évacue le politique et on le remplace par deux rangées de soldats. Ils arment et mettent en joue. Le commandant prend la parole.

–              La manifestation n’est plus pacifiste, nous vous demandons de vous disperser immédiatement. Dernière sommation avant l’utilisation de force non létale.

J’entends des cris de rage. Certains ont peur, d’autres sont en colère. Le ton monte, plusieurs se battent entre eux. Les injures à l’attention du corps d’armée se multiplient. Ensuite tout va trop vite. Un caillou lancé vole en direction de l’officier et le percute. La réponse est immédiate. Les armes  crachent. La balle en caoutchouc sur l’estomac me fait l’effet d’un coup d’estoc. Je m’effondre le souffle coupé. Autour de moi c’est la panique. D’autres individus tombent à mes côtés. Ma vue se trouble, mes yeux pleurent, ma gorge brûle, le gaz lacrymogène s’engouffre dans mes voies respiratoires avec autant de délicatesse que du fil barbelé. Des pavés volent, la foule submerge les forces de l’ordre. Il n’y a plus de ligne de démarcation, juste des matraques et du sang. D’un regard, j’aperçois la voiture du Premier immobilisée. Un cocktail Molotov l’embrase mais n’entame pas le véhicule blindé. S’ensuit une forte explosion, celle qui scellera le point d’inflexion de notre société et le début de l’anarchie.  Je suffoque, je souffre, je sens un liquide chaud couler sur mon visage. Ce n’est pas moi qui saigne, c’est ma ville, mon pays, mon monde, mon Humanité.

6

La lune se reflète sur l’étang endormi. Une à une, les bougies du chalet s’éteignent et les fenêtres s’assombrissent. Le sommeil gagne la bâtisse esseulée dans son écrin de verdure.

Une heure passe avant qu’ils ne se décident. Ils sont nombreux. Une vingtaine d’ombres se déplacent comme des courants d’air. Ils descendent la pente abrupte et se dirige à pas de loups sur le chemin du chalet. Le long de l’étang, ces silhouettes déforment le paysage endormi. Comme des charognes, ils s’approchent de la remise, sans doute attirés par les véhicules ou la viande.

Tout se passe ensuite très vite. Le premier intrus à pénétrer se fait déchirer. Une détonation galvanise la nuit. Les portes s’ouvrent d’elles-mêmes entrainées par le poids du corps expulsé. Mon frère, Papa et moi, sortons de la remise comme des shérifs dans leur ville. J’ai le fusil à l’épaule, le sang martèle mes tempes, mon cœur s’emballe. Une ombre cavale sur la gauche, ma mire pointe vers son torse, j’appuie. La détonation claque, il tombe. Déjà sur la droite, mon père et David tirent tous les deux, un mort, un second. Une ombre s’effondre, c’est un blessé qui se tord, son cri d’agonie terrifie ses complices. Les assaillants fourmillent à la recherche d’une échappatoire. Pris de panique, ils ripostent à l’aveuglette, ça tire dans tous les sens. Les gerbes orangées lézardent la nuit pour dessiner un étrange ballet funeste. A la surprise générale, tonton Michel, Marcial et le gros Carlo canardent les intrus parles fenêtres du chalet. Leurs salves fauchent trois nouvelles victimes. Mon père recharge avant d’aligner deux nouveaux assaillants. Les fuyards se ruent vers la sortie.  Les défenseurs du gîte nous rejoignent. A six, nous les prenons en chasse. Mon père parle d’une voix forte, celle du leader, celle qui rassure.

–              Rechargez et avancez en ligne. Nous restons groupés et nous nous couvrons les uns les autres!

Les fuyards butent contre l’énorme côte qui mène au talus. Même à pieds, la montée est difficile. Sans courir, nous les rattrapons. Comme des mouches engluées sur une toile, ils sont à nous. À plat ventre, la lune se reflète sur leur dos pour mieux éclairer nos cibles, des bêtes en route pour l’abattoir. Aucune chance, nous les fusillons les uns après les autres. L’horreur des guerres passées revient à nous comme un serpent qui se mord la queue. Moi le jeune homme de droit, je tire, j’assassine, je pleure, je saigne mais poursuis le massacre, il faut les tuer jusqu’au dernier, sans quoi d’autres viendront.

Quelques un parviennent à rejoindre le sommet, là où Karl les attend. L’escalier caché derrière le chalet lui a permis de les prendre à revers. Les deux premiers à passer la tête du talus sont décapités par une gerbe de plombs. Le troisième est cueilli à main nue. Karl le domine. D’une main solide, la pierre se soulève au clair de lune avant de s’abattre. Il frappe, écrabouille et martèle plusieurs fois, trop de fois, ce n’est plus de la prudence, c’est de la folie. Lorsqu’il se recule, le crâne  ressemble à un œuf à la coque sanguine, à moitié évidé.

Une ombre de vainqueur se dessine en haut du talus. Je crois déceler un sourire… son dernier. Une détonation fracasse notre victoire. Le calibre le déchire en deux. Son torse se détache du bassin et vient rouler le long de la pente. Le bruit mat de la chaire qui rebondit m’écœure. Mon père se rue vers  son ami,  mon frère et moi le suivons avec horreur.

Avec la hargne du désespoir, mes doigts s’enfoncent dans la terre meuble. J’arrache chaques mètres avec la rage d’un animal. Dans la pente, nous ressemblons aux fuyards décimés quelques minutes plus tôt. Les rôles s’inversent mais le combat se poursuit. En réalité, ce combat a déjà eu lieu, il y a des semaines, des mois, des années, des décennies. Le combat pour l’Humanité dure depuis des siècles et nous l’avons perdu le jour où nous avons pointé un doigt accusateur sur notre prochain. Désigné comme le responsable de tous les maux, notre voisin disgracieux devient une cible, un peu comme ce Marcial que Maman détestait tant, où ces réfugiés qui  insupportaient la foule durant la manifestation.

Papa arrive en vue de l’assassin de Didier. Ce dernier assaillant, large comme un taureau recharge son arme. Cette seconde de distraction sera de trop.

La mire se cale entre l’épaule et le cou. Mon père le vise comme s’il mettait en joue un sanglier, ce ne doit pas être si différent après tout. Il a sélectionné avec soin son plus gros calibre, du 9:3. A l’entrée, la balle s’insèrera dans la chair pour créer un trou pas plus grand qu’une bille.  A la sortie, elle deviendra une véritable balle de tennis de viscères et de muscles arrachés.

Mon frère et moi observons la scène, en retrait. Mon père, sûr de lui, bloque sa respiration. Le doigt exerce sur la détente une légère pression. La détonation claque, la large carrure de mon père absorbe le recul de la crosse. Le verdict tombe, le taureau s’écroule et avec lui… notre Humanité.

 

FIN

 

Tous droits réservés: Thomas Dansor ©

 

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