Le Garde Rêve
Partie 1
Australie – Nouvelles Galles Du Sud – Février 2007
Chapitre 1
Sydney donne l’impression d’avoir été construite pour profiter de la plage, de la nature mais surtout de la vie. Les habitants sont bronzés, minces, ils pratiquent quotidiennement du sport, mangent des fruits sucrés et des légumes croquants. Bienveillants, détendus, les Australiens respirent le bien-être.
Richard, mon papa que tous les Australiens appellent Rick, en est tombé amoureux à la manière d’un coup de foudre, de ceux qui vous transforment en un éclair. Le temps prévu pour les vacances s’est transformé en mode de vie, et puis, c’est là qu’il a rencontré Maman. Du jour au lendemain, sa lettre de démission fut envoyée à la banque, il a tout vendu pour s’établir dans le Bush australien.
Sydney était au-dessus de ses moyens, alors, il s’est dirigé vers une contrée moins touristique. Papa a trouvé une ancienne ferme à Yanakie, à deux heures au sud de Melbourne. Un morceau de terre à fleur d’eau, un cabanon en bois qui récolte l’eau de pluie. Au milieu du jardin, il y avait un vieil arbre épineux aux branches tortueuses. Maman lui a demandé de le couper pour y planter des fleurs. Il ne reste que le tronc. Parfois, lorsque Papa repense à sa vie passée, il marche vers ses anciennes racines, pour s’y adosser.
Mon enfance ressemblait à la course du soleil au bout de notre jardin. À l’aube, une prémisse rose et arrondie flirte avec l’océan avant de s’élever toujours plus radieuse. Maman raconte que mon rire ressemble à des éclaboussures de joie, un peu comme lorsqu’elle court dans les vagues en imitant le crocodile. Alors, je tends les bras, je crie et je cours à mon tour, un spectacle que Papa ne se lasse pas de regarder.
Papa m’a appris sa langue maternelle et Maman le reste. À six ans, je parlais couramment l’anglais et le français. L’avantage d’avoir des parents à la maison, c’est d’apprendre mille choses avec eux. Le jardinage, le dessin, la cuisine, les cookies, tout ce que la vie offre de plus simple avec notre petite touche à nous. Prendre le temps. Se construire en demande beaucoup et mes parents m’ont aidée, une page à la fois.
Un jour, j’ai compris que quelque chose de spécial vivait en moi. Je me souviens, cet été-là, le soleil craquait l’horizon comme une allumette emplie de soufre. Toute la plaine irradiait de chaleur. Les pierres chauffaient à tel point que les toucher provoquait une brûlure immédiate. L’alerte au feu oscillait entre extrême et catastrophique. Quatre mois sans une goutte de pluie et une canicule insoutenable déshydrataient la plaine, même les ventilateurs brassaient de l’air chaud.
Assise en tailleur au milieu du salon, je m’exerçais aux équations du premier degré. Kiwi, notre chien de garde, dormait la tête collée contre ma jambe. C’était notre emplacement préféré, le meilleur endroit pour capter le courant d’air conditionné.
Randall, le voisin, un homme d’un âge avancé, tout en muscles noueux, frappa à la porte. Papa l’accueillit en entrebâillant la moustiquaire. Poli, il ôta son chapeau, et me sourit du bout des yeux. C’était un homme dur mais profondément gentil. Ce jour-là, la situation ternissait son teint habituel. À son arrivée, je fis semblant d’achever mes devoirs, mais ne perdis pas un mot de leur conversation.
— Rick ! J’ai perdu quatre bêtes depuis le début de la semaine. Si les températures ne baissent pas, c’est tout le troupeau qui va y passer. Si tu pouvais m’approvisionner en eau…
Le grand Randall passa une main caleuse sur ce front dégarni que quelques cheveux blancs encadraient encore. Mon père prit une inspiration avant de répondre :
— Randy, je n’ai pratiquement plus de réserves…
— Je paierai le prix fort, Rick !
— Ce n’est pas une question d’argent, si j’avais de l’eau je la partagerais, mais sincèrement, je ne peux pas t’aider.
— « Come on » Rick, tout le monde sait qu’une source passe sous ton terrain !
Mon père serra les dents. Brun, bien bâti, la force de l’âge le rendait puissant, presque invincible. Sans un mot, il fit un aller-retour à la cuisine et revint armé de deux cidres.
— Écoute, Randy, il y a un énorme bloc de granit entre l’eau et mon terrain. J’ai sondé tous les recoins du sol, la carotteuse ne tire que de la terre à peine humide. Les roches sous la propriété jouent au vase communicant avec je ne sais quelle nappe phréatique et…
— Tu dois creuser plus profond, Papa.
Mes mots tranchèrent leur conversation à la manière d’une machette. Un silence lourd s’empara de la pièce. Mon père se tourna vers moi les sourcils froncés.
— Occupe-toi de tes devoirs, veux-tu ?
Je haussais les épaules et retournais à mes occupations.
Lorsque Randall quitta la maison, mon père lui promit de creuser à nouveau. Une promesse désespérée qui ne portait que de minces espoirs et si peu de réconfort.
La porte claqua et je sentis l’ombre de mon père se rapprocher dans mon dos. Kiwi émit un soupir dans son sommeil. Terminer mes équations ne m’a jamais semblé aussi important. Je courbais un peu plus les épaules faisant mine de ne pas l’avoir remarqué.
— Sydney ?
— Oui Papa ?
— Sydney… Qu’est ce qui t’a pris de raconter cette ânerie tout à l’heure ?
— Mais Papa… Je ne dis pas des âneries. Je l’ai vu. Si tu creuses plus profond, tu auras de l’eau. Une eau dorée…
Un instant, de la colère assombrit son visage, mais il la contint. Il prit le temps de réfléchir quelques instants.
— Comment ça tu l’as « vu » ?
— Oui je l’ai « vu » …
— Quoi, comme dans un rêve ?
Je haussai les épaules.
— Je sais pas, peut-être mais je crois que j’étais éveillée.
Un silence s’installa. Mon père hésita. Il ne savait que répondre, comme pour prouver ma bonne fois, j’ajoutai :
— Parfois je vois des choses. Comme quand Maman a trouvé Kiwi et l’a ramené à la maison. Je n’étais pas surprise, je nous avais vus ensemble avec un chien.
Un nouveau silence. Mon père m’observe et je peux voir sur son front plissé plusieurs sentiments s’affronter. L’inquiétude prédomine. Un aboiement, la porte d’entrée s’ouvre et Maman inonde la pièce de son sourire énergique. Kiwi sautille jusqu’à elle et se frotte pour recevoir ses caresses. Papa secoue la tête et décide d’abandonner la conversation… pour le moment.